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Un Regard de Genève sur les Tchétchènes de Boston


Je suis arrivée à Boston la veille du marathon. Le lendemain, tous les médias résonnaient du bruit des attentats. Moi qui viens de la région la plus pacifique du monde, la Suisse, j’ai été frappée par la façon professionnelle et émotionnelle dont ces événements ont été traités. Professionnelles parce que l’analyse de mauvaises images a permis en quelques heures de diffuser des photos de suspects immédiatement connues du monde entier. Emotionnelle parce que la matraquage médiatique continuel, obsessionnel, produit une impression bizarre sur l’étranger : cet événement est-il à ce point le cœur du monde ? Si important qu’il doit occulter absolument toute autre tragédie, même un terrible et violent tremblement de terre, même une guerre infernale, des événements qui produisent mille fois plus de victimes humaines dans un autre coin du monde? Vu par l’étranger, ce qui se passe aux Etats-Unis, cette espèce de provincialisme nombriliste de l’événement, de la tragédie tournée en spectacle, est évidemment mesurée à l’aulne de la puissance, de l’influence de cette nation dont le président actuel a dit, lors de son premier discours : « And we are ready to lead once more… » (une phrase, entre parenthèses, que les journaux français ont mal traduite, exprimant l’idée de domination plutôt que de leadership).

Quand on a annoncé que les suspects, poursuivis, retrouvés, puis pourchassés à travers la ville, étaient tchétchènes, j’ai dû me frotter les yeux d’étonnement. Tchétchènes ? C’est extrêmement bizarre. Jusqu’ici les Tchétchènes n’avaient qu’un ennemi : la Russie. Et encore un autre ennemi : eux-mêmes, ceux d’entre eux qui se sont vendus à la cause du mal et font leur business de cette épouvantable tragédie. Dans ce petit pays déchiré par une guerre interne continuelle, d’une violence pathologique, les partisans pro-Occidentaux sont encore d’un poids considérable. La première idée qui vient à l’esprit quand on connaît un peu ce conflit est : « huile sur le feu ». Là-bas on dit toujours. « Quelqu’un a intérêt à relancer cette guerre ». Qui a intérêt ? Qui aurait réussi à manipuler ces gamins, à canaliser leur haine et leur idéal, leur refus de l’impuissance, dans ces actes irréparables, criminels, kamikazes, qui va conduire encore plus bas leur peuple martyrisé ?

J’ai travaillé en Tchétchénie pendant la première guerre (1994-1996). Je fais partie de ces gens « qui n’oublieront jamais ». J’avoue que je n’arrive pas à lire sur ce sujet, et que j’essaie de l’oublier, bien qu’il me hante et me serve de repère sur l’existence du mal absolu. J’étais interprète confidentiel, c’est-à-dire, responsable des relations entre le haut commandement armé et les délégués de la Croix rouge internationale, et aussi des visites de lieux de détention. J’ai assisté aux négociations sur les rafles, notre pain quotidien, à la disparition de centaines d’hommes, la nuit, je suis témoin de la torture pour arracher des faux aveux, de la corruption des procureurs, du trafic d’êtres humains, du « nettoyage ». J’ai le souvenir des odeurs dans les lieux de détention appelés « camps de filtration » où les hommes ressemblaient à des bêtes devenues folles. Je me souviens des tirs continuels, toutes les nuits, aux abords de la ville, autour de nous. De la première prise d’otages de Bassaïev, spectaculaire et des prises d’otages moins spectaculaires mais constantes, qui nous ont peu à peu empêchés de travailler. J’ai vu en direct, sur place, à la télévision, comment on présentait la situation « normalisée à Grozny » : le passage d’un bus dans la lumière, sous les feuilles d’arbres tranquilles alors que quand moi-même, assise face à ce poste de TV, je regardais par la fenêtre, je voyais un cratère sur la route, une carcasse de tank calciné et les hautes maisons brûlées, catastrophiques, dans lesquelles toutes les nuits continuaient les rafles.

Je me suis donnée une parole, ce jour-là, de ne jamais faire de la politique à distance.

Il y a une limite où ma raison s’arrête. C’est celle-ci : ce conflit a connu de grandes périodes, j’ai moi-même assisté à une phase tragique, juste après les bombardements intensifs de Grozny, réduite en cendres. J’ai assisté à la recherche de centaines de milliers de morts et disparus, j’ai aussi vu la « normalisation », le déplacement du front. Et puis, l’espoir politique, la déclaration d’indépendance, la victoire momentanée des séparatistes, avant que l’on échange leur nom par « terroristes », amplifiant la rhétorique et la désinformation, sous Poutine. Oui, mais même à la période relativement faste pour le peuple sur place, il y avait quelque chose d’infernal, d’atroce, d’installé dans cette guerre. Un dépassement des limites de l’humain qui était irrécupérable. Ce qui est dénoncé aujourd’hui, cette torture banalisée, cette façon de ficeler les gens, femmes, vieillards, enfants, ensemble, puis de les arroser d’essence et d’y mettre le feu (technique dite des « fagots »), ces rires gras des mercenaires, ce parti sans valeurs morales qui fait régner sa loi, Tchétchènes et Russes mêlés, cynisme pur, ce marché des hommes qui ne valent rien, qui sont les jouets de sadiques, c’était là dès les premiers jours. C’était la revanche de la terreur, le retour victorieux de la terreur, du fort sur le faible, des forces entraînées par l’Etat (ou contre l’Etat) dans les prisons, dans les casernes, dans les services secrets, déchaînées, immaîtrisables. Ce que disaient, muettes, les jeunes recrues, des « lapins », à demi nus qui avaient nommé avec une lucidité sans appel leur situation, dans laquelle nous étions nous tous, en fichant en terre un panneau, à la sortie sud de Grozny : « Bienvenue en enfer ». La logique de l’enfer, c’est que quand vous croyez avoir atteint le fond, il y a toujours plus bas. La guerre de Tchétchénie est happée par cette situation infernale, sur laquelle le régime Poutine a engagé encore un cercle plus bas, et cette descente infernale ne s’arrête pas.

Voici le fonds (background) sur lequel j’écoute les mots « suspects venus de Tchétchénie », « revenu du Daghestan ». Oui, c’est possible. La haine pure est la réponse d’une partie de la population, jeune, qui a compris que la vie, là-bas, n’avait pas de prix et que personne ne viendrait les défendre. Mais en même temps, les Tchétchènes ont des siècles de résistance dans le ventre et se défendent contre leurs oppresseurs à l’aide de leurs traditions, dans laquelle n’entre pas l’islamisme. Et n’est-ce pas étrange cette façon dont, tout d’un coup « les ennemis » contre lesquels les Etats-Unis doivent se défendre coïncident avec ceux que Poutine invitait à «aller butter jusqu’à dans les chiottes » ?

Il est révélateur, en tout cas, que des parents des deux suspects aient accusé la mauvaise influence de l’Occident sur ces jeunes : là-bas, c’est le fait de quitter la tradition qui est grave, et la mauvaise influence ne vient pas de la religion mais des médias et d’Internet, tournés en religion.

J’ai le privilège de venir d’un pays qui n’a pas d’ennemi, ni extérieur, ni intérieur et je n’ai pas de frère, de mère ni d’ami réduit en morceaux par l’explosion d’une casserole à vapeur à la fin d’un événement sportif. Je dois donc me taire sur les poids et mesures de choses qu’on ne peut ni mesurer ni peser parce qu’elles n’entrent dans aucune comptabilité, et sur lesquelles il faut se taire et prier. Mais je dois dire que j’ai trouvé terrible l’exposition de ce jeune corps, trophée de chasse ou de guerre, sur lequel se réjouissaient tant de citoyens consolés. Je ne comprends pas qu’on se réjouisse sur un corps, quel qu’il soit, et plus encore quand il s’agit de celui d’un gamin de moins de vingt ans.  L’amendement sur la liberté d’expression qui permet de déballer en quelques minutes les milliers de détails sur la vie intimes de suspects qui n’ont pas même encore vu un avocat choque profondément ma conception de la justice. Et j’ai vécu un soulagement réel, physique, en entendant le Président Obama dire qu’il n’allait pas faire valoir des mesures extra-judiciaires. C’est que oui, vous, ne l’oubliez jamais, le monde entier regarde l’Amérique. Et ce qui se passe dans vos frontières, ces excès, ces maladies de la démocratie, ces dérapages émotionnels et cette propagande, ce sont les mêmes choses que l’on retrouve dans le miroir grimaçant d’Etats sans droit.


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